3. « Ça ne va pas du tout ! »

Iwata :

Comme Sakaguchi-san a relevé un défi énorme avec The Last Story, j’imagine que ce qu’il attendait de la musique était différent des autres projets. J’ai entendu dire que vous aviez eu beaucoup de mal à répondre à ses attentes, Uematsu-san. Pouvez-vous nous en parler ?

Uematsu :

Bien sûr. Pour la première fois depuis longtemps, je n’ai pas pris la bonne direction et j’ai vraiment eu du mal. Quand Sakaguchi-san m’a parlé du projet, j’ai accepté tout de suite en lui disant que s’il avait besoin de moi, je serais là. Il m’a demandé de commencer à travailler sur le thème principal, la musique des combats et la musique de la ville. J’ai travaillé dessus comme d’habitude et je lui ai présenté les morceaux... C’est là qu’il m’a envoyé un e-mail à rallonge pour me dire en gros : « Ça ne va pas du tout ! »

Sakaguchi :

(rires)

Iwata :

Il ne vous a donc pas seulement dit que vous n’alliez pas dans la bonne direction, mais que ça n’allait pas du tout ! (rires)

Uematsu :

Il n’y est pas allé par quatre chemins dans cet e-mail : « Ça ne va pas du tout ! » (rires)

Sakaguchi :

Et l’e-mail ne s’arrêtait pas là.

Uematsu :

Non. Il m’a expliqué quel était son objectif pour ce jeu et a conclu en me disant de tout refaire. Je me suis dit : « Bon, la situation est grave ». Je n’avais pas le choix, il fallait que je me retrousse les manches. (rires) Il fallait que j’oublie toutes les idées que je m’étais faites de The Last Story.

Iwata :

Sakaguchi-san s’est exprimé si clairement qu’il a balayé d’un coup toutes les idées et les images que vous vous étiez faites de The Last Story.

Uematsu :

C’est ça. Quand j’ai essayé de comprendre ce que j’avais mal fait, j’en ai conclu que Sakaguchi-san s’était fixé un nouvel objectif. J’ai compris qu’il voulait s’éloigner des RPG dans la veine de ce qu’il avait fait avant.

Iwata Asks
Iwata :

Il y avait donc un désir de créer quelque chose qui s’éloigne de la formule habituelle. C’était donc là toute la difficulté de ce projet.

Uematsu :

Oui. S’agissant des titres sur lesquels j’ai travaillé jusqu’à maintenant, comme FF, Lost Odyssey7 et Blue Dragon8, j’étais conscient qu’il s’agissait de RPG classiques. Mais j’ai compris que ce n’était pas le cas cette fois-ci. Il n’était pas seulement question de créer un style de musique différent. J’ai compris qu’il allait falloir que je change complètement la façon dont j’aborderais le projet. 7Lost Odyssey est un RPG développé par Mistwalker, sorti au Japon en décembre 2007. Hironobu Sakaguchi a supervisé le projet en tant que producteur. 8Blue Dragon est un RPG développé par Mistwalker, sorti au Japon en décembre 2006.

Iwata :

Vous avez donc compris que vous alliez devoir serrer les dents et changer complètement la façon dont vous travaillez ensemble depuis vingt-cinq ans.

Uematsu :

Oui, j’ai dû serrer les dents. Je me suis dit que je m’étais mis dans le pétrin en acceptant ce projet... (rires)

Sakaguchi :

Quand vous avez lu mon e-mail, j’imagine que vous vous êtes dit que j’aurais dû vous en parler avant ! (rires)

Uematsu :

C’est vrai. Au final, j’ai eu un mois de plus pour tout retravailler.

Sakaguchi :

La musique des combats a été particulièrement difficile, non ? J’ai complètement repensé le système de combat sur ce jeu, en accentuant le fait que l’action se déroule en temps réel. Je voulais donc que la musique reproduise ce sentiment d’immédiateté. Mais comme je ne savais pas vraiment comment ce serait possible de transmettre ce sentiment en « temps réel » par le biais de la musique, il a fallu passer par un processus d’essais et d’échecs répétés.

Uematsu :

Dans un RPG classique, la musique utilisée pour les combats sur le terrain est souvent courte. Comme il ne faut pas beaucoup de temps pour vaincre des ennemis, la musique dépasse rarement une boucle de trente secondes. Mais je me suis dit que ce ne serait pas le cas cette fois-ci...

Iwata :

La nouvelle approche du système a fait que vous avez dû adopter une approche radicalement différente pour la musique. Vous avez donc dû laisser de côté tout ce que vous aviez fait avant et tout reprendre du début.

Uematsu :

C’est ça. J’ai donc réécrit le thème des combats pour qu’il dure beaucoup plus longtemps. Je crois que j’ai fini par composer un morceau de cinq minutes de long...

Sakaguchi :

C’est ça et c’était beaucoup plus long que ce à quoi je m’attendais. (rires) La mélodie changeait même en plein milieu et ça me faisait penser à une symphonie en trois mouvements. En gros, Uematsu-san est revenu me voir avec quelque chose de très inhabituel. (rires)

Uematsu :

Au final, l’équipe de développement à édité le morceau en le découpant en plusieurs parties à utiliser dans différentes situations de combat. Composer cette musique a été un vrai défi.

Sakaguchi :

Travailler sur la musique des combats vous a permis de cerner ma vision du jeu. Mais est-ce que vous vous souvenez que quand vous avez envoyé la musique, vous avez écrit un e-mail disant : « Si ça ne vous convient toujours pas, je pense que c’est mieux que j’arrête le projet » ?

Uematsu :

Ah bon ? C’est vrai ? Ha, j’ai vraiment pris les choses à cœur, je crois. (rires)

Sakaguchi :

Quoi, vous ne vous en souvenez pas ? Je vous le renverrai ! (rires)

Iwata Asks
Iwata :

Dire qu’après tout ce que vous avez vécu pendant vingt-cinq, vous ayez eu ce genre d’échanges ! C’est assez incroyable.

Uematsu :

Je suis sûr que j’ai dit ça parce que je savais que la musique que j’avais retravaillée était géniale.

Sakaguchi :

Ou sinon, au cas où j’aurais refusé la musique, ça aurait prouvé que vous ne partagiez pas ma vision du jeu. En fait, je dois vous avouer quelque chose : quand j’ai répondu à cet e-mail, je l’ai envoyé à toute l’équipe de développement par erreur.

Uematsu :

Hein ? (rires)

Sakaguchi :

Tout le monde a paniqué. Ils m’ont demandé : « Sakaguchi-san, qu’est-ce qu’il se passe ? Uematsu-san va vraiment laisser tomber ? » C’était la panique générale, vous savez ! (rires) Donc toute l’équipe a su ce qu’il se passait. (rires)

Uematsu :

C’est vrai ? (rires) Ça a dû prendre beaucoup d’ampleur, alors ?

Iwata :

Mais pendant toutes ces années de collaboration, ce genre d’incident ne s’est produit que très rarement, n’est-ce pas ?

Uematsu :

Ça faisait vraiment très longtemps que ça n’était pas arrivé, c’est sûr. Quand on travaille dans l’industrie depuis plus de vingt ans, on apprend à garder les choses pour soi, même si on n’est pas pleinement satisfait.

Iwata :

Et c’est aussi désagréable pour la personne qui doit pointer les problèmes du doigt.

Uematsu :

Oui. Je crois que quand j’ai reçu l’e-mail de Sakaguchi-san me disant que ça n’allait pas du tout, j’ai compris qu’il ne fallait jamais se reposer sur ses lauriers et oublier l’innocence et l’ouverture qu’on avait au début. Je pense que j’avais peut-être perdu cet état d’esprit et oublié ce que c’était de relever de nouveaux défis.

Iwata :

J’imagine que ça faisait longtemps que vous n’aviez pas eu un retour négatif de ce genre.

Uematsu :

C’est vrai. C’était quand même un refus catégorique. (rires)

Sakaguchi :

La musique retravaillée n’avait plus rien à voir avec la musique d’origine.

Uematsu :

Je m’étais complètement trompé au début.

Sakaguchi :

Et c’est pour ça que je vous ai envoyé ce fameux e-mail.

Uematsu :

Bah, ce n’est pas grave. Au final, je crois que ça m’a beaucoup aidé. Ça n’aurait pas été clair si vous m’aviez seulement dit : « Cette partie va bien, mais je voudrais que vous changiez celle-ci ».

Iwata :

Cela aurait voulu dire que vous transigiez sur votre vision du jeu. C’est parce que Sakaguchi-san vous a donné un avis aussi radical que vous avez réussi à continuer.

Iwata Asks
Sakaguchi :

Mais comme vous pouvez l’imaginer, nous avons été en froid pendant un mois.

Iwata :

Ce refus catégorique a dû être difficile à vivre pour vous, Uematsu-san, mais aussi pour vous, Sakaguchi-san. Après tout, vous avez dû refuser quelque chose alors que vous saviez qu’Uematsu-san y avait mit tout son cœur et toute son âme.

Sakaguchi :

C’est vrai. Ce fut un long mois. J’ai même eu peur de ne pas recevoir de réponse à cet e-mail...

Uematsu :

Oh, il ne fallait pas vous inquiéter pour ça ! (rires) Pendant ce mois-là, je me suis concentré et j’ai eu des tas d’idées. Je savais d’expérience que ces idées ne seraient pas rejetées.

Sakaguchi :

Vous vous êtes vraiment lâché sur ces premières cinq minutes de la musique des combats, avec tous les éléments que vous y avez intégrés.

Iwata :

Je suis sûr que vous avez ressenti tout le travail d’Uematsu-san. J’envie vraiment votre relation, car elle vous permet d’avoir ce genre d’échanges.

Uematsu :

Si on prend cet épisode en exemple, on fait une sacrée paire tous les deux, pas vrai ? (rires)

Iwata :

Même sans parler de ça, je suis sûr que vous faites une belle équipe tous les deux ! (rires)